et rêveuse, qui retrouva et ferma pour toujours la veine des fabliaux. Par les plaines plates de la Champagne, s'en vont nonchalamment le fleuve des Pays-Bas, le fleuve de la France, la Meuse, et la Seine, avec la Marne son acolyte. Ils vont, mais grossissant, pour arriver avec plus de dignité à la mer. Et la terre elle-même surgit peu à peu en collines dans l'ile de France, dans la Normandie, dans la Picardie. La France devient plus majestueuse. Elle ne veut pas arriver la tête basse en face de l'Angleterre; elle se pare de forêts et de villes superbes, elle enfle ses rivières, elle projette en longues ondes de magnifiques plaines, et présente à sa rivale cette autre Angleterre de Flandre et de Normandie (1). Il y a là une émulation immense. Les deux rivages se haïssent et se ressemblent. Des deux côtés, dureté, avidité, esprit sérieux et laborieux. La vieille Normandie regarde obliquement sa fille triomphante, qui lui sourit avec insolence du haut de son bord. Elles existent pourtant encore les tables où se lisent les noms des Normands qui Si dans un genre seul j'avais usé mes jours; Mais quoi ! je suis volage, en vers comme en amours. « Le poète, dit Platou, est chose légère et sacrée. » (1) Du côté de Coutances particulièrement, dit l'anglais Dibdin, dans son Voyage bibliographique, les figures et le paysage sont singulièrement anglais. conquirent l'Angleterre. La conquête n'est-elle pas le point d'où celle-ci a pris l'essor? Tout ce qu'elle a d'art, à qui le doit-elle ? Existaient-ils avant la conquête, ces monumens dont elle est si fière? Les merveilleuses cathédrales anglaises, que sont-elles, sinon une imitation, une exagération de l'architecture normande (1) ? Les hommes eux-mêmes et la race, combien se sont-ils modifiés par le mélange français ? L'esprit guerrier et chicaneur, étranger aux Anglo-Saxons, qui a fait de l'Angleterre, après la conquête, une nation d'hommes d'armes et de scribes, c'est là le pur esprit normand. Cette sève acerbe est la même des deux côtés du détroit. Caen, la ville de sapience, conserve le grand monument de la fisca lité anglo-normande, l'échiquier de Guillaumele-Conquérant. La Normandie n'a rien à envier, les bonnes traditions s'y sont perpétuées. Le père de famille, au retour des champs, aime à expliquer à ses petits, attentifs, quelques articles du Code civil (2). (1) Le docteur Milner seul accorde la supériorité aux cathédrales anglaises. Il fait naître l'ogive en Angleterre. Voy. M. de Caumont, Cours d'Antiquités monumentales, t. II. Les (2) « Voyez-vous ce petit champ? me disait M. D., ex-président d'un des tribunaux de la Basse-Normandie; si demain il passait à quatre frères, il serait à l'instant coupé par quatre haies. Tant il est nécessaire, ici, les propriétés soient nettement séparées.» que Normands sont si adonnés aux études de l'éloquence, dit un auteur du onzième siècle, qu'on entend jusqu'aux petits enfans parler comme des orateurs... Quasi rhetores attendas. Gaufred. Malaterra, 1. I, c. 3. Le Lorrain et le Dauphinois ne peuvent rivaliser avec le Normand pour l'esprit processif. L'esprit breton, plus dur, plus négatif, est moins avide et moins absorbant. La Bretagne est la résistance, la Normandie la conquête; aujourd'hui conquête sur la nature, agriculture, industrialisme. Ce génie ambitieux et conquérant se produit d'ordinaire par la tenacité, souvent par l'audace et l'élan; et l'élan va parfois au sublime : témoins tant d'héroïques marins (1), témoin le grand Corneille. Deux fois la littérature française a repris l'essor par la Normandie, quand la philosophie se réveillait par la Bretagne. Le vieux poème de Rou (2) paraît au douzième siècle avec Abailard; au dix-septième, Corneille avec Descartes. Pourtant, je ne sais pourquoi la grande et féconde idéalité est refusée au génie normand. Il se dresse haut, mais tombe vite. Il tombe dans l'indigente correction de Malherbe, dans la sécheresse de Mézerai, dans les ingénieuses recherches de La Bruyère et de Fontenelle. Les héros même du grand Corneille, toutes les fois qu'ils ne sont pas sublimes, deviennent volontiers d'insipides plaideurs, livrés aux subtilités d'une dialectique vaine et stérile. (1) Voy. l'ouvrage de M. Estancelin, et l'Histoire des villes de France, par M. Vitet, Dieppe, t. II. — Il paraît que les Dieppois avaient découvert avant les Portugais la route des Indes; mais ils en gardèrent si bien le secret, qu'ils en ont perdu la gloire. (2) Voy. l'excellente édition qu'en a donnée M. Auguste Prévost, de Rouen, l'un de nos antiquaires les plus distingués. Ni subtil, ni stérile, à coup sûr n'est le génie de notre bonne et forte Flandre, mais bien positif et réel, bien solidement fondé; solidis fundatum ossibus intùs. Sur ces grasses et plantureuses campagnes, uniformément riches d'engrais, de canaux, d'exubérante et grossière végétation, herbes, hommes et animaux, poussent à l'envi, grossissent à plaisir. Le bœuf et le cheval y gonflent, à jouer l'éléphant. La femme vaut un homme, et souvent mieux. Race pourtant un peu molle dans sa grosseur, plus forte que robuste, mais d'une force musculaire immense. Nos hercules de foire sont venus souvent du département du Nord. La force prolifique des Bolg d'Irlande se retrouve chez nos Belges de Flandre et des Pays-Bas. Dans l'épais limon de ces riches plaines, dans ces vastes et sombres communes industrielles, d'Ypres, de Gand, de Bruges, les hommes grouillaient comme les insectes après l'orage. Il ne fallait pas mettre le pied sur ces fourmilières. Ils en sortaient à l'instant, piques baissées, par quinze, vingt, trente mille hommes, tout forts et bien nourris, bien vêtus, bien armés. Contre de telles masses la cavalerie féodale n'avait pas beau jeu. Avaient-ils si grand tort d'être fiers, ces braves Flamands? Tout gros et grossiers qu'ils étaient (1), ils faisaient merveilleusement leurs af (1) Cette grossièreté de la Belgique est sensible dons une foule de choses. On peut voir à Bruxelles la petite statue du Mannekenpiss faires. Personne n'entendait comme eux le commerce, l'industrie, l'agriculture. Nulle part le bon sens, le sens du positif, du réel, ne fut plus remarquable. Nul peuple peut-être au moyen-âge ne comprit mieux la vie courante du monde, ne sut mieux agir et conter. La Champagne et la Flandre sont alors les seuls pays qui puissent lutter pour l'histoire avec l'Italie. La Flandre a son Villani dans Froissart, et dans Commines son Machiavel (1). Ajoutez-y ses empereurs-historiens de Constantinople. Ses auteurs de fabliaux sont encore des historiens, au moins en ce qui concerne les mœurs publiques. Moeurs peu édifiantes, sensuelles et grossières. Et plus on avance au nord dans cette grasse Flandre, sous cette douce et humide atmosphère, plus la contrée s'amollit, plus la sensualité domine, plus la nature devient puissante (2). L'histoire, le récit ne suffisent plus à satisfaire le besoin de la réalité, l'exigence des sens. Les arts du dessin « le plus vieux bourgeois de la ville »; on lui donne un habit neuf aux grandes fêtes. (1) On pourrait citer encore Gaguin de Douai, Oudegherst de Lille, et plusieurs autres. (2) Voy. les coutumes du comté de Flandre, traduites par Legrand, Cambrai, 1719, 1er vol. Coutume de Gand, p. 149, rub. 26: (Niemandt en sal bastaerdt wesen van de moeder....); personne ne sera bâtard de la mère ; mais ils succéderont à la mère avec les autres légitimes (non au père). Ceci montre bien que ce n'est pas le motif religieux ou moral qui les exclut de la succession du père, mais le doute de la paternité. Dans cette Coutume, il y a communauté, par ◄ tage égal dans les successions, etc. ་ |