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sans limites. Cette expérience avait de la grandeur

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et de l'éclat; elle mettait en jeu beaucoup d'ambitions, légitimes ou non. Aussi la France fut-elle couverte en un clin d'œil de délégués des clubs et de commissaires voyageurs. Sur le même point, il en arrivait trois, quatre à la fois : c'était un véritable débordement. Ces personnages avaient tous un mandat, une mission. Les termes, il est vrai, n'en étaient guère précis et engendraient plus d'un embarras. On ne savait si les pouvoirs devaient se confondre ou s'exclure, ni quel était parmi eux l'ordre de primauté. De là, bien des conflits d'attributions. où l'amour-propre s'exaltait jusqu'à la violence. Plus d'un hôtel de préfecture devint le théâtre de luttes sourdes, de tournois mystérieux où les champions entraient en lice, le sabre au flanc et les pistolets à la ceinture. D'ordinaire les plus audacieux l'emportaient et le lendemain la ville apprenait qu'elle avait changé de maître. Ou bien quand les forces en venaient à se balancer, les populations avaient deux despotes au lieu d'un, et se trouvaient placées entre des proclamations contradictoires.

Sur un seul point cette division cessait pour faire place à l'unité de vues. Tous les délégués, tous les commissaires spéciaux ou généraux, aspiraient à

l'honneur de représenter le peuple aux grandes assises qui allaient s'ouvrir. Cette force qu'ils tenaient de l'autorité publique, ils entendaient la mettre au service de leurs intérêts personnels. Pour beaucoup d'entre eux ce n'était qu'un instrument, un marchepied. La patrie serait toujours assez glorieuse et assez grande pourvu qu'ils fussent élus. Certes, la monarchie a poussé bien loin l'abus des influences; mais comme la République a vite su la dépasser! Elle a imaginé la candidature entourée de pouvoirs sans limites. L'histoire lui en donnera le brevet, et Dieu veuille, pour son honneur, qu'elle le laisse prescrire. En attendant, les grandes et les petites ambitions pullulaient dans le pays; les génies méconnus prenaient leur revanche. On eût dit l'essaim d'éphémères que réveillent les premiers beaux jours. Il n'était pas d'avocat sans clientèle, d'écrivain en disponibilité, de commerçant ayant eu des malheurs, qui ne parvint à couvrir ses prétentions d'une écharpe tricolore et à s'imposer audacieusement à la province surprise et intimidée.

Comme les autres, notre ville fut visitée par ce fléau. Un jour le bruit s'y répandit que trois commissaires venaient d'arriver à la fois, et qu'ils tenaient dans l'hôtel de la préfecture un conseil ora

geux. On ajoutait qu'au milieu d'une séance agitée, les nouveaux venus avaient poussé la politique jusqu'aux défis, et l'administration jusqu'au pugilat. On disait enfin que ce congrès présageait une disgrâce et que notre commissaire, ce favori de la ville, était menacé dans sa position. Ces rumeurs, vagues d'abord, prirent peu à peu de la consistance. On en parla dans les cafés, on s'en entretint dans les halles. La cité s'en émut, puis la campagne. Plus la version faisait du chemin, plus elle devenait sombre. Les commissaires inconnus étaient, pour la foule, autant d'épouvantails. On les disait pourvus de figures sinistres et armés jusqu'aux dents. L'un d'eux avait juré, c'était le cri public, qu'il ne quitterait pas la province sans avoir confisqué et partagé les propriétés. Un autre voulait mettre les femmes en commun. Le troisième ne se contentait ni des femmes ni des biens; il demandait, en guise de distraction, quelques têtes de bourgeois.

Ces récits, en se propageant, créaient l'agitation longtemps poursuivie. Ils n'auraient pas suffi néanmoins comme éléments sérieux, si une circonstance singulière ne s'y fût venue joindre. L'un des nouveaux commissaires sortit de l'hôtel de la préfecture afin de s'assurer par ses yeux de l'état des esprits.

C'était un jeune homme qui voyait dans la révolution un côté théâtral et qui en avait fait une question de costume. Pour lui, la République se composait d'un chapeau à boucle d'acier, d'un gilet blanc à grands revers, d'un pantalon collant et de bottes molles. Aussi portait-il fièrement tout cela, en l'honneur des institutions nouvelles, et par sentiment historique. Il y plaçait sa chimère, son idéal; il remontait le cours des temps et des toilettes révolutionnaires. Jusqu'alors ce culte du passé n'avait point eu de fâcheux résultats, il excitait seulement la curiosité et la surprise. Notre ville ne le prit pas ainsi; il est vrai qu'elle était mal disposée. A peine eut-on aperçu dans les rues cet étrange accoutrement, qu'un murmure s'éleva du sein de la foule. Ces emblèmes n'étaient pas de son goût; elle y vit une insulte, un défi, et releva à l'instant même le gant qui lui était jeté. Le plagiaire de la Convention ne put rentrer chez lui qu'au milieu d'un concert de huées.

Le lendemain était jour de marché, et la ville s'emplit de campagnards. Il ne fut question que de l'événement de la veille. Sur divers points se formèrent des groupes où l'on parlait, en termes peu respectueux, des hommes qui s'imposaient à tour de rôle au département et lui donnaient le spectacle de

leurs travestissements et de leurs querelles. Le costume révolutionnaire révoltait surtout; il semblait le présage d'une atteinte à la propriété. Là-dessus les villageois sont intraitables les nôtres parlaient déjà de mettre en pièces celui qui se proposait de partager leurs biens. Pourtant beaucoup d'entre eux n'avaient, en fait de champ, qu'un espace égal à peine à l'ombre de leurs chaumières; mais la passion de la propriété se mesure moins, chez l'homme, à l'importance de l'objet possédé qu'aux soins et aux efforts nécessaires pour l'acquérir. Ce champ, si étroit qu'il est, représente les sueurs d'une vie entière et souvent l'épargne de plusieurs générations. C'est l'identification du cultivateur et de la terre : plutôt que d'en céder un pouce, il aimerait mieux donner un lambeau de sa chair. Préjugé ou non, c'est l'instinct dominant, et malheur à qui essayerait de le froisser ou de le méconnaître.

Sous l'empire de ces préventions et de ces bruits, l'animosité allait croissant. Les groupes devenaient plus nombreux, plus tumultueux. Des orateurs de café prenaient des tabourets pour trépieds, et de là haranguaient la multitude. Les parasites du commissaire dirigeaient le mouvement; leur plan de campagne était simple et court. Ils voulaient déli

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