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épisodes qu'il emprunte à Homère. Quand, par exemple, Homère, au livre XI de l'Odyssée, faisait apparaître devant Ulysse quelques figures du royaume infernal, il voulait sans doute tout simplement contenter la curiosité qui nous pousse toujours à imagi ner le monde de l'au-delà. Virgile, en faisant descendre Énée aux enfers, adapte aux sentiments romains cette fiction du vieil aède. D'une part, au nombre des grands coupables, il compte ceux qui ont conspiré contre leur patrie, qui l'ont trahie, asservie ou vendue, et inversement, parmi les ombres bienheureuses, il place les grands citoyens de Rome. D'autre part, grâce au dogme de la métempsycose, il fait défiler devant Anchise et son fils les âmes de tous les hommes qui illustreront plus tard la race romaine. Les « Enfers » de l'Odyssée n'offraient qu'un intérêt général : ceux de l'Énéide ont cet intérêt général aussi, mais de plus un autre, plus particulier aux Romains. De même, en décrivant le bouclier d'Achille, l'auteur de l'Iliade s'était amusé à peindre des scènes de la vie militaire ou champêtre, . fort curieuses pour nous, mais sans rapport avec son sujet : sur le bouclier d'Enée, Virgile ne met que des scènes de l'histoire romaine, les plus célèbres et les plus tragiques, l'enfance de Romulus, l'attaque des Gaulois, la bataille d'Actium, etc. - De même, enfin, tout l'appareil surnaturel, qui tient une si grande place dans l'Iliade et l'Odyssée, n'est point oublié ici, mais concourt à la fin patriotique de l'Énéide: prédictions, apparitions, prodiges, ont pour but de guider ou de raffermir Énée, en lui rappelant (et en rappelant par là même au lecteur) la mission divine qui lui est assignée, et qui n'est autre que la préparation de la grandeur romaine. Qu'on prenne le songe où Énée voit l'ombre d'Hector, celui où lui parlent les Pénates, son entretien avec Hélénus, ou avec la Sibylle, ou avec le dieu du Tibre, toujours, dans ces tableaux surnaturels, Rome est au fond de la perspective.

Le sentiment religieux dans l'Énéide. Enfin, si l'on s'élève au-dessus de toutes ces allusions et de tous ces épisodes, l'Enéide est un poème national parce qu'elle reflète les tendances les plus essentielles de l'esprit romain à l'époque où écrit Vir gile. C'est ce qui donne leur pleine valeur aux deux éléments dont se compose une épopéc, l'intervention divine, le merveil leux, et l'action humaine, les passions des personnages.

Sur le premier point, on a souvent critiqué l'Énéide; on en a opposé la froideur à la vie intense des divinités homériques, et il est vrai que, si l'on se place au point de vue de l'intérêt dramatique, les dieux de Virgile sont beaucoup moins animés, beaucoup moins captivants que ceux d'Homère. Mais pourquoi ? c'est que Virgile, par la force des choses, se représente le monde divin selon les idées morales de son temps et de son peuple, et

que ces idées sont fort éloignées de celles qui existaient aux siècles homériques. Déjà, dans l'Odyssée, l'Olympe est moins fougueux, moins spontané, plus réglé et plus moral que dans l'Iliade; mais depuis l'Odyssée, la civilisation a marché. De plus Virgile exprime l'idéal d'une race qui n'a ni les qualités ni les défauts des Grecs. De là l'aspect de sa mythologie. Les dieux qu'il représente ne sont pas parfaits encore, mais ils sont moins livrés à leurs passions que ceux de l'aède ionien. Ils ont plus de souci du décorum, de la discipline, du droit, toutes choses profondément latines. Vénus et Junon, qui sont les deux divinités les plus agissantes dans le poème, n'échangent plus, comme jadis, ni coups violents ni même injures grossières. Elles entreprennent de se convaincre, ou de convaincre le chef suprême, le paterfamilias, Jupiter, en plaidant devant lui, et en ayant bien soin, conformément aux prescriptions de la jurisprudence romaine, de ne pas excéder leur droit, ce qui rendrait leur demande caduque. Jupiter est bien plus conscient de sa souveraineté, et bien plus capable de la faire respecter, que le Zeus primitif, auquel les autres dieux désobéissaient si souvent. A tous les degrés de la hiérarchie céleste, chacun a sa loi, et doit s'y tenir qu'on se rappelle comment Eole a reçu la mission stricte de gouverner les vents, foedere certo, et comment Neptune proteste contre l'empiètement que le mème Lole lui paraît faire sur ses propres pouvoirs :

Non illi imperium pelagi saevumque tridentem,

Sed mihi sorte datum.

Ce petit conflit s'apaise d'ailleurs bien vite, par la victoire de l'autorité légitime, et même la querelle entre Junon et Vénus, grâce à la ferme sagesse de Jupiter, interprète des destins, se résout en un accord qui, sans humilier personne, assure la victoire à la cause la plus juste.

Devant ce monde divin si bien organisé, on peut regretter les dieux grecs, avec leurs amours et leurs haines si violemment déchaînées. Mais Virgile, comme tous les hommes éclairés de son temps, pense que le premier attribut des dieux est de ne pas offenser la morale et la justice; dès le commencement de son récit, il s'étonne, il s'indigne que des colères si âpres aient pu germer dans l'âme des immortels, et il s'attache à les modérer le plus qu'il peut. Ses fictions y gagnent en noblesse morale ce qu'elles perdent en intensité dramatique, et il est probable que lui-même tenait plus à la première chose qu'à la seconde. Au lieu d'ètre un simple jouet pour les passions aveugles des dieux, l'homme, dans l'épopée virgilienne, est conduit par une volonté divine, sage et bonne. Là, comme dans la philosophie stoïcienne, les maux subis par le juste, si fréquents qu'ils soient, et si rigoureux, ne sont que des épreuves qui le

font mériter davantage, et qui sont compensées par le succès final. Voilà pourquoi Jupiter permet à Junon de persécuter Énée pendant un certain temps, avec la pensée de réserver au pieux héros un triomphe d'autant plus beau. Au fond, il agit envers lui, non plus comme les dieux primitifs, mais à la manière de la Providence.

Ajoutons que cette Providence, en même temps qu'à la victoire du juste, travaille à la victoire de Rome, les deux notions étant du reste, pour le public de Virgile, tout à fait inséparables. A cet égard, les scènes dans lesquelles on voit Vénus et Junon discuter, et Jupiter leur révéler l'ordre immuable des destinées, qui veut le salut de la race d'où doit sortir la ville maîtresse du monde, ces scènes auxquelles les critiques modernes n'ont pas toujours rendu assez de justice, devaient avoir pour les lecteurs romains un attrait puissant. C'est d'eux qu'il s'agissait, de leur patrie et de son rôle dans le monde. Ainsi la mythologie de Virgile, qui nous semble un peu factice, abstraite et guindée, parce que nous la comparons à celle d'Homère, a au moins l'originalité qu'on devait le plus priser alors : elle est très morale, et elle est très romaine.

Le caractère d'Énée. Ce qui est vrai des personnages divins l'est aussi des personnages humains, et en particulier du plus important de tous, d'Énée. Auprès de l'Achille ou de l'Ulysse homérique, Enée est certainement bien pâle : il n'a ni la force irrésistible et la naïve sensibilité du premier, ni la fertilité en ruses et l'activité allègre du second. Mais Virgile n'a pas pu et n'a pas voulu lui donner ces qualités, dont son dessein n'avait que faire. Son intention a été de représenter en Enée, non un héros d'épopée primitive, ni un héros de roman moderne, mais le prototype des vertus romaines. Dès lors, toutes les critiques qu'on a dirigées contre ce caractère disparaissent, ou, pour mieux dire, se tournent en éloges.

Énée est romain, d'abord, par la forme même de son courage, courage très réel, certes, et très méritoire, mais plutôt passif qu'ardent, plutôt discipliné qu'instinctif, plutôt fait pour la défense que pour l'attaque. En quittant ses compagnons pour remonter le cours du Tibre, il leur prescrit de ne pas provoquer l'ennemi, de ne pas accepter le combat en rase campagne, de se tenir à l'abri de leurs murailles : cette tactique, à laquelle les Troyens se plient avec peine, et qui les fera traiter de lâches par leurs adversaires, est justement celle que recommanderont le plus souvent les chefs d'armées de Rome. née lui-même ne combat guère que lorsqu'il est provoqué, ou lorsqu'il en a reçu l'ordre des dieux, et il est vrai de dire qu'une fois la lutte engagée, il la poursuit avec énergie, mais du moins il ne s'y précipite pas avec l'ivresse que subissent les héros d'Homère.

Tout en lui, dans sa conduite personnelle comme dans son rôle d'imperator, annonce l'esprit de ce peuple pour qui la grande vertu militaire sera la discipline, non le courage, et qui fera la guerre avec une froide résolution plus qu'avec une joie brutale. D'ailleurs, l'activité guerrière d'Énée n'est pas l'aspect saillant de son caractère. L'épithète même que le poète lui donne est bien significative. Homère parlait du « léger Achille », de l' «‹ ingénieux Ulysse >> Virgile parle du « pieux Énée ». C'est une appellation qui convient mieux à un prêtre qu'à un soldat, à un de ces rois-prêtres comme l'histoire nous en montre tant à l'origine des peuples latins. Qu'est-ce donc que cette piété si essentielle chez Énée? Elle comprend des sentiments multiples, mais étroitement liés ensemble. Énée est d'abord pieux envers les dieux: il les honore, il les invoque, les consulte, leur obéit sans cesse. A compter le nombre de prières, de sacrifices, d'appels aux oracles, on peut bien dire qu'Énée se comporte comme un pèlerin ou un croisé du moyen âge. Mais sa religion n'est pas bornée à des formules ou à des rites (encore que l'exactitude et la ponctualité du culte lui soient précieuses comme à tout bon Romain) elle enveloppe toute son activité, toute son âme. Sur un ordre des dieux il s'établit en un pays, ou le quitte, entreprend une tâche, ou l'interrompt; sur un ordre des dieux, il renonce à son plus cher amour, non seulement sans pleurer, mais sans hésiter, immobile comme l'arbre qu'essaient en vain d'agiter les ouragans; et cette attitude en face de Didon furieuse ou gémissante, cette attitude volontairement froide, muette et sûre d'elle-même, que tant de lecteurs modernes ont jugée choquante, est peut-être ce qui peint le mieux le personnage tel que Virgile l'a conçu.. Énée est pieux aussi envers son père, qu'il sauve au péril de ses jours; pieux envers son fils, qui ne joue pas un rôle bien considérable dans le poème, mais qui n'en est pas moins le porteur des destinées romaines, et au triomphe duquel Enée travaille et se sacrifie sans relâche. Lorsqu'un suppliant l'invoque au nom de son père et d'Iule grandissant, cette formule indique bien la continuité, la solidarité de la famille latine, où le chef même n'a de raison d'être que son respect envers la tradition des aïeux, qu'il continue, et son dévouement à l'avenir des descendants, qu'il prépare. Énée est pieux encore (car le mot de pietas implique tout cela à la fois) envers les autres hommes. Il l'est quand il se montre bienveillant pour ceux qui le prient, amis ou étrangers, on ennemis mème. Il l'est quand il respecte, dans ses rapports avec les Latins, toutes les règles du droit, de la loyauté, de l'humanité, quand il répugne à rompre une trêve, même après que l'ennemi lui en a donné l'exemple, ou quand il consent à laisser aux vaincus les honneurs de la sépulture, quand il est sur le point de faire grâce à Turnus (il ne cède pas à ce mouvement géné

reux, parce qu'il voit sur Turnus les armes de Pallas; c'est pour venger Pallas qu'il tue son rival, bien plus que pour satisfaire sa colère; accomplit un devoir bien plus qu'il ne cède à une passion). Il est pieux enfin par sa modération, son absence d'ambition égoïste: s'il veut s'établir dans le Latium, c'est parce que le ciel le lui ordonne, mais il ne réclame rien pour luimême; il demande seulement une petite place pour ses dieux, consentant volontiers à laisser la force armée et le pouvoir politique au roi Latinus. En tout cela, nulle violence de colère ni de convoitise, rien qu'une irréprochable rectitude d'intention. Prenons garde pourtant que cette abnégation ne doit point être prise pour de la faiblesse. Enée est énergique quand il le faut, contre les ennemis, plus encore contre les coups du sort, ou contre les tentations de son propre cœur. Il y a chez lui déjà ce stoïcisme instinctif qui, bien avant que Rome n'ait connu la philosophie grecque, a été la vertu par excellence de ses héros nationaux. Il ne se flatte pas de léguer à son fils les faveurs de la fortune, mais bien de lui apprendre « la vertu et la vraie endurance ». Dans les moments critiques, il réconforte ses compagnons, non seulement en leur promettant le secours divin, mais en leur rappelant que le courage du désespoir est la suprême espérance. Quoique ses ennemis, par allusion à son origine phrygienne, le traitent de lâche et d'efféminé, il a toutes les qualités solides et sûres de la race dont il est le lointain ancêtre.

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Les autres caractères d'hommes. Autour de lui, Virgile a groupé un certain nombre de personnages moins importants, mais qui concourent cependant au dessein moral et national de son poème. Les uns représentent, comme Énée, les vertus du roi, du chef d'État, avec quelque chose de plus paisible et de plus attendri par l'âge : tels sont Anchise, Aceste, Latinus, si touchant dans sa bonne volonté aux prises avec une destinée tragique, et surtout le patriarcal Evandre, d'une si délicieuse bonhomie, d'une sagesse à la fois si digne et si souriante. D'autres, plus jeunes qu'Énée, ont au contraire plus de véhémence que lui, un courage plus irréfléchi, qui ne cesse pas d'être méritoire, mais qui a besoin d'ètre contrôlé: tels lule, Pallas, et surtout les deux héroïques amis, Nisus et Euryale. Tous ces personnages ressemblent à Énée par un au moins des traits de leur caractère, mais non par tous, Énée restant plus complexe et plus équilibré.

Mézence, lui, s'oppose nettement au héros troyen: il incarne la force brutale, cruelle dans le combat, despotique dans le pouvoir; il est, de plus, rebelle aux ordres des dieux, et contraste par là avec le pieux Énée. Virgile lui laisse cependant de la grandeur, et même, vers la fin de son rôle, il lui prête des

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