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paroles touchantes; il est très loin d'en faire un banal tyran de mélodrame. Mais, visiblement, il veut montrer en lui l'exemple de ce que son ami Horace appelle vis consili expers, la force sans raison, ce qu'il faut craindre et fuir par-dessus tout.

Quant à Turnus, il occupe une position intermédiaire. Le poète est, à son égard, dans une situation assez embarrassante : il ne peut lui donner un très beau rôle, puisque Turnus est l'adversaire d'Enée, et que sa mort est le but de l'action; il ne peut pas non plus le sacrifier complètement, puisque Turnus est un héros national de l'Italie, du Latium, et que son peuple est en somme la souche du peuple romain. Virgile se tire de cette difficulté avec une adresse fort délicate. Il prête à Turnus les qualités brillantes qui peuvent le rendre sympathique, non les vertus graves qui doivent le rendre respectable. Turnus est brave, généreux, ardent, loyal (car les actes de perfidie que commettent les siens ne lui sont nullement imputables) ; il a un vif sentiment de l'honneur, une fierté justifiée, bien qu'un peu imprudente en ses propos quelquefois. Mais il n'est pas assez raisonnable, assez maître de lui, assez capable de réfléchir, de combiner, de se surveiller ou de se contenir il n'est pas non plus assez soumis aux volontés célestes; il ne possède donc pas tout ce qu'il faut pour être un vrai chef, un guide sûr, ni pour représenter l'idéal de la sagesse et de la piété romaine. La différence entre les deux rivaux, très finement indiquée dans le poème, lui donne un grand intérêt psychologique, et, en même temps, elle souligne la véritable valeur d'Énée, le désir qu'a Virgile d'exprimer dans son caractère les plus profondes, et, selon lui, les plus précieuses tendances de l'âme latine.

L'« impérialisme » de l'Énéide. On le voit, aussi bien par la conception des personnages que par celle des dieux, ou que par les allusions et les épisodes, l'Énéide apparaît comme un parfait témoignage du patriotisme virgilien, et même comme un monument de ce qu'on peut nommer, en usant du vocabulaire moderne, l' «‹ impérialisme » romain au temps d'Auguste. II importe, d'ailleurs, de ne pas se méprendre sur la portée de ce terme le sentiment qu'il désigne a joué dans la civilisation latine un tel rôle qu'il n'est pas superflu de le définir, tel qu'il se manifeste dans l'Énéide.

Il est, en premier lieu, très vaste, très compréhensif, c'est-àdire que la fierté et la reconnaissance du poète englobent tous ceux qui ont travaillé à la grandeur nationale. Sans doute, il exalte la gloire présente de Rome, mais ses humbles débuts, loin de le faire rougir, lui inspirent une pieuse vénération : les sept collines, au temps lointain d'Évandre, lui paraissent déjà aussi respectables qu'elles le deviendront à l'époque de la domination universelle. Sans doute aussi Auguste, protecteur du

poète, inspirateur de l'œuvre, et maître du monde, reçoit des louanges toutes particulières : mais, s'il est le plus grand des héros latins, il n'est pas le seul. Même dans le tableau de la bataille d'Actium, il s'en faut bien qu'il absorbe tout l'intérêt, comme il le fera plus tard dans l'élégie de Properce: Agrippa est largement associé à sa victoire; et cette victoire, remportée au nom du peuple et du sénat, au nom des Pénates et des grands dieux, remportée sur Cléopâtre et sur l'Orient (Antoine est à peine nommé), cette victoire est présentée bien plus comme le triomphe de Rome que comme celui d'un homme, d'une famille et d'un parti. A plus forte raison, en remontant vers les origines, Virgile ne néglige aucun des grands noms de l'histoire romaine. S'il célèbre César, il met Pompée sur le même rang que lui, et, faisant allusion à leur guerre civile, déplore que César n'ait pas, le premier, abandonné les armes. Aristocrates ou plébéiens, rois ou consuls, tous ceux qui, d'une façon quelconque, ont travaillé à rendre la patrie plus heureuse ou plus puissante, reçoivent un juste tribut d'admiration. Caton d'Utique lui-même, le dernier défenseur de la cause républicaine, est vanté comme le type suprême de la justice. Il y a là, chez un écrivain qu'on a quelquefois accusé d'être un poète de cour, une remarquable largeur d'esprit.

S'il n'est pas exclusif à l'égard des gloires romaines, l'impérialisme de Virgile n'est pas agressif non plus envers les peuples étrangers. Il ne revendique pour Rome ni toutes les supériorités ni tous les droits. Rome excelle dans les arts de la guerre et du gouvernement, qui sont à vrai dire les premiers de tous mais le poète reconnaît que pour l'éloquence, la science, la sculpture, d'autres races ont été plus favorisées. L'amour de la patrie n'exclut pas chez lui, pas plus que chez ses plus illustres contemporains, chez Cicéron ou Tite-Live, le culte de l'humanité. Dans son enfer, ceux qui ont enfreint le devoir de solidarité humaine sont punis comme ceux qui ont trahi ou opprimé leur pays; dans ses Champs-Elysées, à côté des guerriers courageux figurent les bienfaiteurs du genre humain, les poètes, les civilisateurs. Même dans la guerre, il y a place pour un esprit de paix et de concorde. Les efforts que fait Énée pour ménager ses adversaires, sa hâte de souscrire à une réconciliation entre Troyens et Latins, ont évidemment la valeur de symboles moraux. Il est visible que toutes les guerres faites par Rome ne sont pas également précieuses aux yeux de Virgile: s'il n'en réprouve expressément aucune, il ne loue nommément que celles qui ont été livrées contre Carthage, contre la Grèce et la Macédoine, c'est-à-dire contre les descendants des ennemis de la race troyenne; ce sont des guerres de revanche, en quelque sorte des guerres défensives au sens large du mot. Enfin, c'est au milieu des cris de triomphe les plus enthousiastes en l'hon

neurde la domination romaine, que surgit tout d'un coup une des paroles les plus humaines et les plus douces que Virgile ait prononcées si le peuple rómain doit gouverner l'univers, il doit y faire régner les lois de la paix ; il doit « pardonner aux vaincus » aussi bien que « vaincre les rebelles ». Ces deux faces de son activité, ces deux aspects de sa mission providentielle sont inséparables Rome est la ville qui règne par la guerre, mais pour la paix, ainsi pourrait se formuler la thèse patriotique de Virgile, identique à celle des grands hommes d'Etat de l'empire

romain.

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La sensibilité de Virgile dans l'Énéide. En même temps que ces sentiments qui sont communs à Virgile et à la partie la plus éclairée du public contemporain, l'Énéide en révèle d'autres qui sont plus propres au poète. Virgile ne s'est pas contenté de célébrer la gloire de son peuple, ni d'exprimer les opinions de son temps; il a mis dans son œuvre quelque chose de plus personnel, un peu de son âme, de cette âme douce, tendre, délicate, qui déjà se décelait dans les Bucoliques et les Géorgiques. Ce n'est pas cela qui a sans doute le plus frappé les lecteurs d'alors il est probable qu'ils ont surtout admiré les côtés énergiques et grandioses de l'Énéide; dans les temps modernes, au contraire, les sympathies des lettrés sont plutôt attirées par ce qu'elle contient de suave et de touchant. En réalité, ces deux éléments différents, mais non contradictoires, ne doivent être négligés ni l'un ni l'autre ; c'est leur conciliation qui donne à l'œuvre entière son caractère d'équilibre et de perfection classique.

Ainsi, le rève bucolique d'une vie innocente et heureuse, qui s'exprimait avec tant de grâce dans les premières églogues et dans certains vers des Géorgiques, n'est point absent de l'Énéide. Le poète s'en souvient, et lui fait place malgré la différence des genres et des sujets. Les Muses de Virgile continuent d'être « amies des champs », gaudentes rure Camenae, comme avait dit Horace. On s'en aperçoit à maintes comparaisons, que l'auteur, avec un évident plaisir, tire des choses rustiques pour les appliquer aux choses guerrières la chute de Troie est comparée à celle d'un orme ébranlé par les bûcherons, les travaux des Troyens au labeur des fourmis, l'élan des Èques au vol d'une troupe de cygnes, etc. Plus significative encore est la complaisance que Virgile met à décrire des scènes à demi héroïques et à demi champêtres. La royauté du vieux Latinus, tout en étant entourée d'un certain luxe, conserve quelque chose de la bonhomie patriarcale; Évandre, lui, est franchement un roi-paysan, qui vit tout près de la nature, s'endort sous une cabane rustique, s'éveille au chant des oiseaux, et se promène avec deux gros chiens de garde. C'est une des figures que Virgile a tracées avec

le plus d'amour, parce qu'elle représente un genre de vie qui lui est cher, les antiques vertus champêtres, empreintes d'une gravité sans morgue et sans dureté.

D'autre part, les Bucoliques et les Géorgiques témoignaient d'une grande puissance d'émotion en présence des misères humaines. Ce don de sentir et de faire sentir la souffrance, qui donnait tant d'intérêt aux églogues de la Magicienne ou de Gallus, à la description de la peste des animaux ou à l'histoire d'Orphée, se retrouve, encore plus intense, dans l'Énéide. Le pathétique s'y rencontre sans cesse, un pathétique qui n'est jamais bruyant ni déclamatoire, qui se contente au contraire de quelques touches discrètes, mais qui n'en est que plus poignant. Ici, c'est la chute de Troie, racontée par un de ceux qui lui étaient le plus passionnément attachés, avec force images de deuil et de désolation, au point de devenir parfois comme un symbole de la fragilité de toutes les choses mortelles. Là, c'est la tristesse d'Andromaque, veuve, prisonnière, exilée, dont les chastes douleurs sont exprimées avec une grâce si pure que Racine n'aura qu'à développer une trentaine de vers de Virgile pour écrire la plus délicieuse peut-être de ses tragédies. Ailleurs, ce sont les scènes funèbres, morts ou agonies d'êtres très jeunes, très nobles, dont la fin prématurée accuse la cruauté du destin. Fénelon remarque finement que « Virgile ne fait presque jamais mourir personne sans y joindre quelque circonstance touchante ». Et en effet, Corobus expire sous les yeux de sa fiancée, Euryale sous les yeux de son ami Nisus, Pallas devant toute l'armée troyenne en pleurs, Lausus en protégeant la retraite de son père Mézence, Camille en donnant à Turnus une pensée suprème de dévouement. Après la mort même de ces jeunes héros, le pathétique se prolonge en lamentations qui égalent par leur majesté douloureuse les plus admirables «< épilogues » de la tragédie grecque qu'on songe aux plaintes de la mère d'Euryale, voyant périr l'enfant pour qui elle a tout quitté; ou à celle d'Évandre, chez qui le souvenir amer de sa force disparue se mêle au deuil paternel; ou enfin aux paroles d'Anchise déplorant la destinée trop brève du jeune Marcellus, à ces paroles à la fois funèbres et impériales, d'une tristesse sobre et puissante, où le poète a fait passer tout son cœur de citoyen et d'ami. On sent,à travers tous ces épisodes, une grande abondance de pitié fraternelle pour les souffrances d'autrui, cette générosité compatissante que le poète regarde comme la marque des grandes âmes, qu'il prète à Didon, à Énée, aux dieux même, et qu'il a enclose dans le plus divin de ses vers : haud ignara mali, miseris succurrere disco.

Le caractère de Didon. Nous venons de nommer Didon : c'est dans son rôle, en effet, que le pathétique virgilien s'af

firme de la façon la plus complète. Le personnage de Didon n'est pas de l'invention de Virgile: mais il en a profondément modifié le caractère.

Dans les traditions les plus anciennes, que nous connaissons surtout par les commentateurs de l'Énéide, Didon était une reine puissante, active, guerrière, en lutte perpétuelle avec son frère et avec ses voisins. Elle figurait aussi dans l'épopée du poète latin Naevius, en même temps qu'Énée; très probablement elle y était représentée comme l'ennemie du chef troyen, et leur lutte y symbolisait d'avance la guerre entre leurs descendants, la guerre punique; peut-être aussi Naevius la dépeignait-il comme une magicienne cruelle, à la façon de la Circé de FOdyssée. Virgile à vrai dire, n'a supprimé aucun de ces traits; son art excelle, en général, à ne rien laisser perdre de ce que lui ont légué ses devanciers. Nous revoyons la Didon dominatrice, la grande reine, au 1o livre de l'Énéide, lorsqu'elle apparaît réglant les travaux de son peuple et lui donnant des lois; nous retrouvons, à la fin du IV livre, la Didon belliqueuse, acharnée contre les Troyens, appelant de ses imprécations la venue d'un futur vengeur de Carthage; même la magie n'est pas complètement éliminée, puisque les apprêts que fait Didon pour son suicide sont déguisés sous le couvert d'une cérémonie de sorcellerie. Mais tout cela, chez la Didon virgilienne, ce n'est que l'accessoire. L'essentiel de son rôle, c'est l'amour, c'est la passion, que Virgile décrit à la fois avec une précision rigoureuse et une commisération profonde. Toutes les phases du drame sentimental où se débat et meurt la malheureuse reine sont notées d'une manière précise, qui n'est pas sans analogie avec celle des psychologues et des romanciers modernes.

D'abord les causes de cette passion sont fort bien indiquées : Didon est attirée vers Énée par toute sorte de mobiles, par la curiosité, par l'admiration (admiration pour sa beauté physique, pour sa force, pour sa vaillance), surtout (et c'est ce qui la rend infiniment touchante) par la pitié. A cela s'ajoute le souvenir de son ancien amour, qui lui fait souhaiter de retrouver les ardeurs d'autrefois, veteris vestigia flammae; mais en même temps ce souvenir l'arrête presque autant qu'il la pousse, en lui faisant craindre, comme un crime, une infidélité posthume à son premier époux. De là une crise de conscience, où Didon, mal soutenue par sa sœur et confidente Anna, épuise en vaines luttes sa force de résistance: elle va donc se trouver brisée, sans défense, le jour où l'occasion fatale se présentera. C'est alors la chute, l'amour coupable que Didon essaie d'embellir en le revètant du nom d'hymen, et de très courtes journées de bonheur sur lesquelles le poète passe vite : il a hâte d'arriver à la période tragique de cette funeste passion.

Ici encore, il accumule toutes les circonstances qui se réu-

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