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nissent pour précipiter à sa perte la femme désabusée : la brusque surprise de voir celui qu'elle aime se disposer à la quitter; la surprise, non moins cruelle, de le trouver si différent de ce qu'elle avait cru, si froid, si maître de lui; les prodiges qui viennent agiter son âme déjà troublée; les songes, les hallucinations, où revit pour elle le souvenir de son premier mari; la conscience de l'abaissement moral où elle est tombée. Didon ne s'appartient plus; elle passe de l'abattement à la confiance, de la fureur à la résignation, des larmes aux menaces; toutes ses paroles, depuis sa première prière à Énée jusqu'à ses adieux à la vie, forment comme autant de scènes d'une tragédie, tragédie toute intime et psychologique, et marquent les étapes de son désespoir croissant. Certains critiques ont relevé des contradictions entre les diverses parties de la fin du IV livre; ils se sont étonnés que Didon fût tellement furieuse après avoir été suppliante, ou vice versa en réalité, il n'y a là rien qui accuse la maladresse du poète où l'inachèvement de l'œuvre ; ces revirements sont voulus par Virgile, et ils sont d'une grande vérité morale. Il est dans la nature qu'une femme abandonnée commence par des reproches tendres et comme imprégnés encore de douceur; que, devant la résistance qu'elle rencontre, elle s'irrite et s'indigne, qu'elle maudisse l'ingrat et se réjouisse par avance des maux qui le frapperont; que, plus tard, revenue à elle, elle essaie tout de mème de fléchir la froide résolution de l'infidèle, et qu'elle lui demande au moins un peu de répit; qu'ayant échoué dans cette suprême tentative, elle se résolve à mourir ; qu'elle se désole pourtant, avant d'exécuter son dessein; qu'au moment de l'accomplir, elle ait un sursaut de révolte, de fureur, presque de folie; que l'approche de la mort lui apporte, au milieu de son désespoir, un peu de calme et de sérénité; — qu'elle revoie rapidement toute sa vie passée, et qu'elle expire enfin, toujours triste, toujours douloureuse, mais fière et grave.

Voilà la gamme, si l'on peut dire, des sentiments par lesquels passe la Didon de Virgile. Quant au jugement qu'il porte sur son héroïne, il est curieusement mèlé de sévérité et de sympathie. Il condamne son imprudence, son oubli des serments jadis faits à Sichée, la violence de sa passion, et plus encore peut-être sa mort, cette mort volontaire que réprouvent alors certaines écoles de philosophie aussi bien que les croyances populaires. Mais en même temps il la plaint; il la plaint d'ètre si faible et si malheureuse, d'avoir tant lutté, tant souffert, tant aimé en pure perte, et il arrive à tracer de ses tourments une peinture si captivante qu'elle s'imposera pour longtemps à l'imagination des lecteurs : trois cents ans plus tard, saint Augustin se reprochera, sur ses vieux jours, la pitié qu'il ressentait dans son enfance pour les douleurs de la reine de Carthage. Nous retrouvons ici, au point

le plus dramatique du poème, la dualité qui est au fond de l'âme de Virgile, dualité qui n'a rien de heurté ni de contradictoire, du reste, mais qui rend l'oeuvre plus complexe, plus vivante: en lui, le patriote, le Romain, donne tort à Didon et approuve l'inflexible résistance d'Énée, tandis que l'homme, le poète, s'attendrit sur les fautes que le citoyen est obligé de blâmer.

L'art dans l'Énéide. Pour traduire tant d'idées diverses, tant d'inspirations ou nationales ou personnelles, Virgile trouve une forme d'une rare perfection, d'une perfection qui atteint presque celle des Géorgiques, quoi qu'en ait dit Montaigne, qui l'aurait atteinte sûrement et peut-être dépassée si l'auteur avait eu le temps d'achever son ouvrage.

L'un des premiers mérites de l'Énéide en est la variété. Quoique la matière en soit très une, très cohérente, des épisodes, des digressions, des changements dans le cadre du récit, viennent sans cesse renouveler l'intérêt: scènes mythologiques et scènes humaines, histoires héroïques et histoires d'amour, batailles en masse et combats singuliers, voyages sur mer et travaux champêtres, récits et dialogues, tout cela alterne sans effort, sans artifice, d'une allure libre et souple.

Si maintenant on prend chaque scène en elle-même, on est frappé par le don de peindre, de faire voir les choses et les actions matérielles. Les descriptions ne sont ni très longues ni très minutieuses; mais, en quelques traits bien choisis, Virgile arrive à évoquer aux yeux, et non pas seulement à l'esprit, les réalités dont il parle. Qu'on relise par exemple, au livre IV, le départ de Didon et d'Enée pour la chasse, ou, au livre X, le débarquement d'anée revenant d'Étrurie: il ne faut pas plus de cinq à six vers pour que le tableau soit composé, et il n'y manque rien d'essentiel. Les détails plastiques sont si vrais dans le récit de Virgile qu'on se demande souvent s'il n'a pas devant lui des bas-reliefs ou des statues, et, dans certains cas, cela est fort probable (quand il décrit, par exemple, les anciens héros de la tradition latine) mais qu'il travaille d'après nature, ou d'après une œuvre d'art, ou par pure invention personnelle, toujours il peint ou sculpte avec une précision sobre et nette.

Même pittoresque dans les comparaisons, et, en outre, un tact on ne peut plus délicat pour les approprier à la nuance d'émotion que le poète veut produire. Ainsi, dans la description des enfers, les âmes douloureuses qui se pressent sur les bords du Styx sont comparées aux feuilles qui tombent lors des premières gelées de l'automne, et aux oiseaux qui se rassemblent pour émigrer lors de la venue du froid: deux images hivernales, sombres, qui s'adaptent très bien à la tonalité triste de tout le passage. Mais plus loin, d'autres âmes sont comparées aux abeilles qui, dans les journées radieuses de l'été, voltigent sur

les fleurs diaprées et s'abattent sur les lis éclatants: c'est qu'il s'agit, cette fois, des âmes heureuses, purifiées, de celles qui vont être bientôt les héros de Rome, à qui sied par conséquent une joyeuse activité.

Le style et la versification. Le style de Virgile, lui aussi, a une valeur d'art incomparable. Peut-être manque-t-il un peu, soit de puissance, soit de spontanéité: les périphrases toutes faites, telles que « la liqueur de Bacchus » ou «<les dons de Cérès », les épithètes conventionnelles, comme fortis, immensus ou immanis, y reviennent à trop fréquentes reprises. Ce n'est plus le style d'Homère, si saisissant dans sa fraîche et féconde naïveté. Virgile est un poète savant; il écrit à une époque très raffinée : il serait donc injuste de lui demander ce que peuvent seuls donner les aèdes primitifs. En revanche, il possède tout ce que peuvent produire le sentiment le plus fin, l'habileté la plus adroite, le labeur le plus assidu. Décomposer ce style qui parait si simple, et dans lequel pourtant rien n'est laissé au hasard, en démonter les secrets ressorts, est une étude qui demande ellemême beaucoup de soin et de goût, mais qui est prodigieusement instructive, puisqu'elle révèle tout ce que peut faire des mots un grand artiste. Il faudrait se demander, à chaque pas, pourquoi Virgile choisit tel terme plutôt que tel autre, pourquoi il le met à telle ou telle place, au début ou au milieu de la phrase, près ou loin des autres mots qui l'éclairent par le rapprochement ou le contraste, pourquoi il recherche telle ou telle espèce de sonorités, pourquoi il met la césure au 4° pied plutôt qu'au 3, pourquoi il coupe la phrase avant la fin du vers ou au contraire la prolonge jusque dans le vers suivant. On aurait ainsi le plaisir de pénétrer le mécanisme de cette technique admirablement raisonnée; sans rien perdre de la vivacité des impressions premières, on en jouirait d'autant mieux que l'on comprendrait plus pleinement les intentions du poète; on admirerait enfin cette probité intellectuelle qui, portée à un si haut degré, devient comme la vertu ou la conscience du génie.

Date de composition de l'Énéide. Tel est ce poème, merveille tout ensemble d'art, de patriotisme et d'émotion. Pour y mettre tant de choses, il n'est pas surprenant que Virgile y ait longtemps travaillé, et de fait, la composition de l'Énéide parait bien l'avoir occupé pendant les dix ou onze dernières années de sa vie. Les grammairiens anciens, Servius et Donat entre autres, s'accordent pour donner le chiffre de onze ans; et comme l'œuvre a certainement été interrompue par la mort de Virgile, en l'an 19, il en résulte donc qu'elle aurait été commencée vers 30 avant J.-C. Virgile s'y serait mis tout de suite après avoir terminé les Géorgiques : on ne voit aucune raison d'en douter.

Nous ne savons à quelle date et dans, quel ordre ont été composés les divers chants du poème. Quelques allusions à des événements contemporains, tels que la fermeture du temple de Janus, la célébration des jeux Actiaques, la prise du titre d'Auguste par l'empereur, la mort de Marcellus, permettent de penser que tel ou tel livre n'est pas antérieur à telle ou telle année. Encore est-ce trop affirmer ces indices ne valent que pour certains passages, je dirais presque pour certains vers des livres en question. Il faudrait dire, par exemple, non pas «le livre I est postérieur à 29 », mais « le vers 293 du livre I est postérieur à 29 », puisque ce vers contient une allusion à la dernière fermeture du temple de Janus. De même, le vers III, 280, où sont nommés les jeux Actiaques, est postérieur à 28; les vers VI, 860-887, sur la mort de Marcellus, sont postérieurs à 23; le vers VII, 606, sur la restitution par les Parthes des enseignes romaines, est postérieur à 20; le vers VIII, 678, où l'empereur est appelé Auguste, est postérieur à 27, etc. C'est tout ce qu'on peut assurer, et c'est bien peu. Beaucoup de critiques ont refusé de se résigner à cette ignorance, et ont cherché, par l'étude intrinsèque des différents livres, des rapports ou des contradictions qu'on peut relever entre eux, à de viner lesquels sont les plus anciens ou les plus récents. Le célèbre éditeur de Virgile, Otto Ribbeck, dans les Prolégomènes de son édition, a examiné toutes ces questions, et est arrivé, à l'aide d'arguments très minutieux, à une conclusion hypothétique, qui peut se soutenir, mais qui ne s'impose pas, et la preuve en est que, depuis, d'autres savants ont proposé des chronologies sensiblement différentes 1. Au fond, la question est insoluble parce que, peut-être, elle n'existe pas. Virgile n'a pas composé ses livres les uns après les autres ; il a rédigé d'abord un canevas en prose (Donat dit même que tout le poème fut écrit primitivement sous cette forme, mais il fait une confusion manifeste); puis, il a repris, un peu au hasard, au gré de sa fantaisie, les diverses parties de son récit, les versifiant, les quittant, y revenant, sans s'assujettir à aucune marche régulière. Tous les témoignages anciens s'accordent à nous présenter son travail à la fois comme très capricieux et comme très lent, avec des retouches infinies; un critique dit qu'il façonnait ses vers en les léchant comme les ourses font de leurs petits.

1. Voici l'ordre proposé par Ribbeck I, VIII, III, IV, II, IX, V, VII (VI, X, XI et XII restant de date incertaine). Voici quelques autres systèmes II, IV, VI, V, III, I, VIII-XII, VII (Haeberlin);

II, III, V, I, IV, VI, VII. XII

(Kroll).

Pour un même livre, l'accord est loin de se faire : Heinze, par exemple, croit le livre III composé après beaucoup d'autres; Karsten ie considère au contraire comme un des plus anciens.

Ce patient et assidu labeur paraît avoir quelquefois fatigué le poète; il y eut des moments où la tâche lui paraissait au-dessus de ses forces, ce qui s'accorde bien avec la modestie peureuse que nous avons déjà observée en lui. Il laissait échapper l'aveu de son découragement dans une lettre à Auguste que Macrobe nous a conservée, et qui le peint trop bien pour ne pas être citée :

De Aenea quidem meo, si mehercule jam dignum auribus haberem tuis, libenter mitterem; sed tanta incohata res est, ut paene vitio mentis tantum opus ingressus mihi videar, cum praesertim, ut scis, alia quoque studia ad id opus multoque potiora impertiar.

Contre ces accès de doute sur son œuvre, Virgile semble bien avoir été puissamment soutenu par de précieux réconforts. Ses amis le stimulaient. L'opinion publique exaltait d'avance les beautés du poème attendu; elle s'écriait par la bouche de Properce:

Cedite, Romani scriptores, cedite, Graii:
Nescio quid majus nascitur Iliade.

Auguste, comme on l'a vu, s'intéressait avec passion à ce grand ouvrage entrepris sous ses auspices. De l'armée, il écrivait à Virgile pour le prier, le sommer au besoin avec de feintes menaces, de lui lire quelques vers de son poème. Une fois revenu de son expédition contre les Cantabres, en 24 ou 23, il se fit lire plusieurs chants, entre autres le IV et le VI, l'un le plus romanesque et le plus pathétique, l'autre le plus imposant par toutes les idées nationales et religieuses qui y sont évoquées 1. Octavie, sœur de l'empereur, assista à la lecture du livre VI. Lorsque Virgile arriva aux vers célèbres où il avait déploré la mort de Marcellus, fils d'Octavie, héritier présomptif de l'empire, celui-là même peut-être dont il avait chanté la naissance dans la IV églogue, on raconte qu'en entendant cette admirable lamentation, dite d'une voix poignante par le poète, Auguste se mit à pleurer, Octavie s'évanouit et ne put qu'avec peine être rappelée à la vie.

De si glorieuses marques de sympathie suffirent-elles à rassurer Virgile sur la valeur de l'Énéide? On ne peut guère le croire, puisqu'en mourant il demanda qu'elle fût jetée au feu, Ses amis Varius et Plotius Tucca, qu'il avait chargés de ce soin, s'y dérobèrent sur l'ordre formel d'Auguste. Ils éditèrent l'Enéide telle qu'elle était, sans rien en changer ni corriger. Ils laissèrent même subsister les vers inachevés que Virgile avait écrits provisoirement en se réservant d'y revenir plus tard, et

1. Servius dit que Virgile lut aussi le Ier livre devant Auguste;

Donat, à la place du I", indique

le II".

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