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dont l'apothéose était alors toute récente, et dont les triumvirs avaient à cœur d'honorer la mémoire. Il est probable qu'il y a du vrai dans les deux opinions: Virgile, usant d'un procédé qui n'est pas sans exemple dans la poésie alexandrine, a chanté César en revêtant les allusions politiques de formes empruntées à la vie champêtre, ou, si l'on veut, il a chanté en Daphnis le héros civilisateur, le demi-dieu protecteur et bienfaiteur du genre humain, tout en prenant soin d'évoquer par quelques détails le souvenir du dictateur disparu (1). Toujours est-il qu'il y a dans cette églogue, cachée et présente, une intention qui la vivifie et la relève, et qui en même temps la rapproche de la réalité ambiante. Les sentiments profonds de tristesse, de reconnaissance et d'espoir qui s'y manifestent, la rendent beaucoup plus intéressante que ne pouvaient l'être les légères querelles ou les menues amourettes des églogues purement champêtres.

La quatrième églogue. Si la IV églogue a été composée, comme il le semble, un peu après la V, elle marque un progrès dans le même sens (2). La forme pastorale y est plus atténuée : si le poète n'invoquait pas au début les « Muses de Sicile », et ne parlait pas de « chanter les forêts », s'il ne prenait dans la vie rurale la plupart des images dont il se sert, cette poésie n'aurait rien de proprement bucolique; elle serait plutôt proche par le genre des hymnes, des éloges, des panégyriques si nombreux dans la poésie de cour, à Rome comme à Alexandrie.

Le sujet en est la naissance d'un enfant divin ou merveilleux : cette naissance doit se produire sous le consulat de Pollion, à qui la pièce est dédiée, et doit être pour l'univers entier le signal d'une transformation miraculeuse. Dès les premières années de la vie de cet enfant, la condition de l'homme au milieu de la nature s'améliorera; à mesure que l'enfant grandira, le monde deviendra plus souriant, et l'homme lui-même deviendra plus doux; enfin, quand l'enfant sera devenu homme, le retour à l'âge d'or sera complet.

Qui le poète a-t-il en vue dans cette églogue? On se l'est demandé maintes et maintes fois, dans les temps modernes comme dans l'antiquité, et l'on est arrivé aux solutions les plus contradictoires. On peut répartir ces solutions en deux groupes, suivant qu'elles admettent que Virgile célèbre un enfant réel, ou qu'il chante un être surnaturel, un « messie » plus ou moins fabuleux.

1. Une troisième opinion veut que, sous le nom de Daphnis, Virgile ait chanté son propre frère, mort récemment mais elle ne s'appuie sur aucun indice sérieux.

2. Elle est datée approximative. ment par la mention du consulat de Pollion, mais ce consulat peut ne pas être encore commence

Dans le premier groupe, il y a encore des subdivisions à établir. Selon les uns, le jeune héros de Virgile est le fils d'Asinius Pollion, Asinius Gallus c'est l'opinion de Benoist et de M. de Gubernatis; c'était déjà, d'après ce que rapporte le grammairien Asconius, celle d'Asinius Gallus lui-même. Mais le témoignage du principal intéressé est par là même suspect, d'autant plus que cet Asinius Gallus paraît avoir été d'une vanité extraordinaire.

De plus, quoique l'on ait prétendu qu'à cette date (en 41 av. J. C.), Pollion était un personnage de premier plan, et que par conséquent la naissance de son fils pouvait être regardée comme un événement sensationnel, ce n'est pas tout à fait vrai : Pollion était dans le parti d'Antoine ce qu'était Mécène dans le parti d'Octave; ce sont eux qui ont conduit, de part et d'autre, les négociations qui ont abouti à la paix de Brindes, mais au nom et pour le compte de leurs chefs. Il reste donc une réelle disproportion entre l'importance politique de Pollion et la grandeur du rôle attribué à l'enfant miraculeux. Enfin et surtout, si Pollion est le père de l'enfant, pourquoi le poète ne le dit-il nulle part? une telle parenté serait bien plus glorieuse que la simple coïncidence chronologique qui permet à Pollion de fournir une date dans la vie de l'enfant. La thèse d'Asinius Gallus est donc bien difficile à soutenir.

D'autres critiques songent à l'enfant d'Octave et de Scribonia, enfant qui alors était attendu et qui devait être une fille, la trop célèbre Julie. C'est l'hypothèse de Boissier, de M. Lejay; elle est assez vraisemblable. La seule objection sérieuse qu'on lui ait faite, c'est que Pollion, à qui la pièce est dédiée, était du parti d'Antoine, et que si l'enfant célébré par Virgile est un enfant d'Octave, il y a là une contradiction et une maladresse. Mais si l'églogue a été écrite au lendemain de la paix de Brindes, où les deux rivaux s'étaient réconciliés, cette apparente contradiction s'évanouit. Il importe assez peu que leur réconciliation n'ait été ni sincère ni durable: leurs courtisans devaient affecter de la prendre au sérieux, et Virgile, avec sa naïveté de jeune provincial, devait être parfaitement convaincu qu'il n'y aurait plus aucun dissentiment entre les deux chefs ni entre les deux partis.

Toutefois, plutôt encore que l'enfant d'Octave et de Scribonia, il paraît plausible de voir dans le héros de la IV églogue un autre enfant de la même famille, le jeune Marcellus, celui-là même dont Virgile devait plus tard déplorer la mort en termes si pathétiques au VI livre de l'Enéide. Son père était le descen-dant d'une des plus nobles familles de Rome. Sa mère, Octavie, était la sœur chérie d'Octave. Un peu avant la naissance de son fils, elle épousa Antoine; ce mariage fut précisément une des conséquences de la paix de Brindes, un gage visible du bon accord entre les anciens adversaires. Antoine devenait donc

pour ainsi dire le père adoptif de l'enfant dont Octave était l'oncle maternel. Avec un peu de complaisance, il était possible de saluer dans cette naissance une sorte de trait d'union entre les deux partis, et un symptôme de cette paix dont Virgile, comme tous ses contemporains, sentait profondément le besoin. Il était également très convenable de dédier la pièce à Pollion, ami d'Antoine et négociateur de son mariage avec Octavie. Cette explication, quoiqu'elle ne soit pas la plus répandue (1), est peut-être celle qui soulève le moins de difficultés, et, si Virgile a chanté un enfant réel, on peut admettre que cet enfant est Marcellus (2).

Mais s'agit-il bien d'un enfant réel? Ici nous rencontrons une interprétation radicalement différente de celles que nous venons d'examiner. Elle s'appuie sur un fait indéniable et fort intéressant, la ressemblance que les détails de la description virgilienne offrent avec les prédictions des prophètes hébreux, des apocalypses, des oracles sibyllins, et en général avec toute la littérature messianique. Dès l'antiquité, les théologiens chrétiens avaient été frappés des analogies entre le jeune héros du poète latin et Jésus-Christ: Lactance les avait signalées, et Constantin, dans son allocution au Concile de Nicée, les invoquait comme une preuve que Virgile, inspiré par Dieu, avait prédit venue du Christ. C'est là-dessus que Dante s'est fondé pour prétendre que Stace avait été converti au christianisme par Virgile, et, au cours du moyen-âge, dans certaines cérémonies, on faisait paraître Virgile, au milieu des patriarches et des prophètes, parmi les annonciateurs de la Rédemption. Un écho de cette tradition se trouve encore dans ces beaux vers de Victor Hugo:

Dans Virgile parfois, dieu tout près d'être un ange,
Le vers porte à sa cime une lueur étrange.

C'est que, rêvant déjà ce qu'à présent on sait,
Il chantait presque à l'heure où Jésus vagissait.
C'est qu'à son insu même il est une des âmes
Que l'Orient lointain teignait de vagues flammes.
C'est qu'il est un des cœurs que déjà, sous les cieux,
Dorait le jour naissant du Christ mystérieux.

Dieu voulait qu'avant tout, rayon du Fils de l'homme,
L'aube de Bethléem blanchît le front de Rome.

Sous la forme naïve qu'elle avait prise au moyen-âge, cette

1. Elle a été reprise récemment par M. Garrod, dans la Classical Review, t. XIX.

2. Une question très difficile est de savoir si Virgile parle d'un

VIRGILE.

enfant à naître ou d'un enfant déjà né. Les expressions qu'il emploie peuvent convenir aux deux interprétations.

2

interprétation de la IV églogue ne peut être admise, ne fût-ce que pour une bonne raison, c'est que le Christ est né 40 ans après le consulat de Pollion. Mais tout autour de ce grand événement, il y a eu un immense travail de croyances et d'aspirations, au fond identiques malgré la diversité des formes. Les prophètes d'Israël n'étaient pas seuls à annoncer la venue d'un sauveur et la naissance d'une humanité régénérée. Les oracles sibyllins dans le monde judéo-alexandrin, les mystères orphiques dans la société proprement païenne, avaient répandu des prédictions du même ordre. Les opinions des pythagoriciens sur le recommencement de la « grande année », celles des haruspices étrusques, s'accordaient avec celle des religions orientales et de l'orphisme, au moins sur un point essentiel la fin des malheurs présents, le proche retour d'un âge de paix et d'innocence. Or Virgile a vécu au milieu de toutes ces croyances (1); il a pu s'en inspirer, et, bien plutôt que d'un personnage historique, célébrer la gloire du rédempteur de l'humanité.

Telle est la thèse soutenue, surtout depuis un demi-siècle, par les partisans de l'influence orientale, notamment par MM. Sabatier et Salomon Reinach. M. Lejay, tout dernièrement, en s'y ralliant en partie, l'a utilement corrigée sur certains points. Il a fait remarquer que l'enfant chanté par Virgile n'est pas précisément un « rédempteur » : le salut du monde coïncide avec sa naissance, sans être directement causé par elle. Il a observé aussi que Virgile décrit moins un recommencement des âges déjà écoulés qu'une marche en sens inversé : l'humanité a passé par des phases de plus en plus mauvaises, et maintenant elle va remonter la pente descendue par des phases de plus en plus favorables. Ce qui n'empêche pas que certaines expressions rappellent plutôt, par endroits, la théorie des quatre âges, d'or, d'argent, d'airain et de fer. Il semble donc qu'il y ait un peu de flottement, de confusion, dans les idées religieuses de la IV églogue, qu'elle soit la synthèse de croyances assez différentes: prophéties juives, orphisme, astrologie, vieilles légendes italiques, tout cela s'est amalgamé dans la poésie de Virgile, comme cela devait se mêler dans les imaginations de la plupart de ses contemporains.

Voilà, telle qu'elle est mise au point par les plus récents commentateurs, la thèse du « messianisme » de Virgile. Elle contient sans doute beaucoup de vrai. Si grande qu'on puisse faire

1. Il les a connues directement par la société romaine, où elles s'étaient beaucoup propagées. Il en a trouvé aussi l'expression chez Théocrite, qui en avait luimême subi l'influence. Bien des

cou

vers où nous trouvons une
leur biblique frappante, ne sont que
des imitations du poète alexan-
drin, comme M. Paul Jahn l'a fait
observer.

la part de la flatterie ou celle de la rhétorique, un simple compliment à l'occasion de la naissance du fils d'un grand personnage ne peut pas comporter un tel luxe de descriptions merveilleuses et de promesses paradisiaques. Virgile a certainement voulu faire autre chose que de célébrer la venue au monde d'un petit Romain de bonne famille; il a voulu traduire les rêves de rénovation cosmique qui hantaient beaucoup d'esprits à son époque. Mais ce n'est pas une raison pour ôter à sa poésie tout support historique. La IV églogue, si elle n'est pas un simple compliment, n'est pas non plus une pure prophétie. Elle contient une part d'apocalypse, mais tout n'y est pas apocalyptique. La mention si nette de la date de naissance de l'enfant, l'indication des étapes de sa vie (prise de toge virile, magni honores, etc.), excluent l'idée d'un être uniquement mythique. En réalité, comme M. Lejay l'a très bien vu, il y a dans cette curieuse églogue deux éléments intimement fondus (1), l'un religieux (et lui-même composite), l'autre historique. Celui-ci donne à l'œuvre une précision, une netteté, que n'ont pas habituellement les rêves palingénésiques; l'autre lui donne sa grandeur, ce ton enthousiaste et grave qui, vers la fin surtout, soulève le poète au-dessus de lui-même et l'associe au mystérieux travail de la destinée. La naissance du jeune Marcellus (si c'est bien de lui qu'il s'agit) devient le symbole de la réconciliation des partis dans la société romaine, qui, ellemême, est un signe précurseur de la rénovation, de la pacification de l'humanité tout entière. Ce qui, chez un autre écrivain, ne serait peut-être qu'une flatterie de courtisan, prend, en passant par l'âme de Virgile, une tout autre portée, une tout autre sincérité on sent dans cette églogue les espérances du citoyen et de l'homme, qui rêve passionnément pour son pays, et même pour le genre humain, une ère plus douce et plus heureuse.

La première et la neuvième églogues. En ce qui concerne Virgile lui-même, ces espérances ont dù être mêlées de beaucoup d'inquiétudes personnelles, car, selon toute vraisemblance, c'est à cette époque que se placent les événements qui ont fortement troublé sa vie, tout en ayant sur son talent la plus heureuse influence. On sait qu'après la bataille de Philippes, les triumvirs, vainqueurs de Brutus et de Cassius, avaient promis à leurs vétérans de les récompenser par des concessions de terres. Ces terres furent prises en Cisalpine, dans la région de Crémone, et, comme celle de Crémone n'y suffisait pas, Man

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