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CHAPITRE I

LES SOCIÉTÉS, LA SCIENCE SOCIALE ET LA MÉTHODE

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MOYENS DE GUÉRISON, PROCURÉS AUX SOCIÉTÉS SOUFFRANTES PAR LES CATASTROPHES NATIONALES ET LES REVERS INDIVIDUELS.

La méthode d'observation appliquée à la recherche du bonheur est aussi vieille que la première société d'hommes. Elle a reçu, selon les lieux et les temps, des formes innombrables. Uniforme et simple dans les sociétés heureuses (IV, 4 et 5), elle s'est compliquée dans les sociétés souffrantes; et elle y a pris des caractères fort différents.

J'avais aperçu, dès 1829, la forme spéciale adoptée dans cet ouvrage ; et je n'ai pas cessé, pendant un demi-siècle, d'en perfectionner les détails. Toutefois je ne m'attribue pas le principal mérite des résultats donnés par cette méthode. Je viens de déclarer, dans l'Avant-propos, que mes travaux n'ont ajouté aucune vérité aux principes fondamentaux de la science sociale; j'ajoute ici que, s'ils ont repoussé quelques erreurs contemporaines, ils doivent ce succès aux catastrophes qui ont ébranlé notre nation et aux revers qui ont frappé nos gouvernants.

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Cette conclusion se dégage avec clarté des premiers

1. « C'est par des calamités nationales qu'une corruption nationale doit se guérir.» (Lettre de BOLINGBROKE, dans les OEuvres complètes de Pope, traduction de l'anglais par Laporte; Paris, 1779, tome VIII, p. 284.)

enseignements donnés à ma jeunesse (4) je l'ai entrevue, dans les entretiens de mes parents et de mes maîtres, pendant les événements survenus de 1813 à 1815; et je l'ai retrouvée dix fois, de juillet 1830 à mai 1871, avec des caractères croissants d'évidence et de gravité. A cet égard, je choisis, parmi beaucoup d'autres, l'exemple de l'homme d'État qui, entre ces deux dernières époques, a vu ses succès et ses revers personnels étroitement liés aux catastrophes nationales. M. Thiers, en effet, est celui de nos gouvernants qui, par la vivacité de son esprit, le charme de ses écrits et le prestige de sa parole, a le plus contribué à l'égarement et à la décadence actuelle de ses contemporains. Comme journaliste, comme écrivain, puis comme ministre, il a, plus que tout autre de ses émules, provoqué la révolution de 1848. Or, pendant les deux années qui suivirent cette catastrophe, M. Thiers montra, par ses discours et ses actes, la transformation extraordinaire qui s'opère dans l'esprit des gouvernants, selon qu'ils possèdent ou perdent le pouvoir. En 1850, il voyait le mal avec sa lucidité caractéristique : il y apporta même un commencement de remède par la meilleure loi qui eût été faite en France depuis 1629 (v, 4); mais il ne se doutait pas que le passé engageait sa responsabilité personnelle. Le respect dû à un homme qui a exercé la souveraineté m'interdit de rapporter ici des paroles qui ne s'appuieraient que sur mes propres souvenirs. Je me borne donc à citer un de ses écrits. En comparant les

4. « Puisque la société française est arrivée à cet état de perturbation morale que les idées les plus naturelles, les plus évidentes, les plus universellement reconnues sont mises en doute, audacieusement niées, qu'il nous soit permis de les démontrer, comme si elles en avaient besoin... Tand's que, nous reposant sur l'évidence de certaines propositions, nous laissions le monde aller de soi, nous l'avons trouvé miné par une fausse science; et il faut, si on ne veut pas que la société périsse, prouver ce que, par respect pour la

idées de l'homme d'État, ministre en février 1848, déchu quelques jours après, revenu au pouvoir en 1871, le lecteur comprendra que, dès le début de ce livre, j'aie dû attirer son attention sur l'utilité des catastrophes, en ce qui touche la guérison des souffrances nationales.

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LA SOUFFRANCE ACTUELLE DES SOCIÉTÉS EUROPÉENNES; ET LA SCIENCE SOCIALE PROPOSÉE COMME MOYEN DE GUÉRISON.

L'histoire est, en quelque sorte, le tableau permanent de la contradiction qui règne entre l'aspiration permanente des hommes et leurs actions les plus mémorables. En effet, les sociétés recherchent sans cesse le bonheur; mais, bien qu'elles ne puissent en jouir que dans l'état de paix, elles reviennent toujours à la guerre, qui est l'une des sources vives de la souffrance. De notre temps, la cause de ce contraste provient surtout des erreurs accumulées au xvin' siècle dans l'esprit des Européens. L'une de ces erreurs est la prédominance exagérée, acquise à l'esprit de nouveauté sur l'esprit de tradition. Sans doute, les innovations contemporaines ont souvent amélioré la vie matérielle; mais, presque toujours, elles ont désorganisé la vie morale. Aussi les peuples modernes ne souffrent-ils pas moins que les anciens, chez qui dominait l'esprit de tradition.

Une erreur, liée à la précédente, consiste à croire

conscience humaine, on n'aurait jamais autrefois entrepris de démontrer... Oui, raffermissons les convictions ébranlées en cherchant à nous rendre compte des principes les plus élémentaires... Si dans ce que j'écris je cède à un sentiment personnel, c'est, je l'avoue, à l'indignation profonde que m'inspirent des doctrines filles de l'ignorance, de l'erreur et de la mauvaise ambition de celle qui veut s'élever en détruisant, au lieu de s'élever en édifiant. » (A. THIERS: De la Propriété, avant-propos : 1 vol. in-8°; Paris, 1848.)

qu'une loi essentielle à l'humanité, « le développement de l'esprit humain »>, amène une diminution graduelle dans l'intensité de la souffrance. Au milieu des luttes et des catastrophes contemporaines, ces doctrines ne me rassurent pas sur le sort réservé à l'Europe et spécialement sur le salut de ma patrie. L'histoire moderne ne me donne à cet égard aucun motif de sécurité. Je soupçonne même que les guerres entreprises depuis quatre siècles, sous prétexte de protéger la religion et les autres grands intérêts sociaux, n'ont pas fait moins de mal que les invasions historiques des barbares, dont le mobile était le pillage. Je vois d'ailleurs en action, sous nos yeux, des causes générales et permanentes de discorde qui n'avaient, dans le passé, qu'une existence locale et temporaire.

Le mal qui ébranle aujourd'hui les sociétés européennes jusque dans leurs fondements n'est qu'un des traits de la discorde, qui est le péril éternel de l'humanité1, mais c'est l'un des plus dangereux. Par son origine, comme par ses proportions, ce mal diffère de tout ce qui a été connu dans le passé; aussi pourra-t-on justement le nommer dans l'histoire « le fléau du XIXe siècle ». Autrefois, en effet, les crises aiguës, celles qui amènent l'effusion du sang humain, étaient séparées par des périodes de véritable paix. Les éléments de la paix sociale étaient fortement établis dans la vie privée. L'intérêt personnel, ennobli par le sentiment du devoir, portait chacun à respecter un maître dans le foyer domestique, les enfants étaient soumis au père; dans l'atelier de travail, les ouvriers obéissaient au patron; dans le voisinage, les pères et les patrons se groupaient respectueusement autour de l'Auto

4. « Tout royaume divisé contre lui-même sera ruiné, et toute ville ou maison, qui est divisée contre elle-même, ne pourra subsister. » (Evangile selon saint Matthieu, x11, 23.)

rité sociale, qui avait la sagesse nécessaire pour maintenir l'union des sentiments et des intérêts. Souvent, comme aux bonnes époques du moyen âge, l'harmonie s'étendait à une province entière, avec le concours d'une solide hiérarchie de familles et de localités. Ces sortes d'unions ont toujours été troublées par les mauvaises passions développées au sein de cette hiérarchie. L'antagonisme des intérêts et des sentiments se propageait de proche en proche, puis la guerre éclatait dans le pays tout entier. Mais quand la paix était conclue, après les effusions de sang et le ravage des territoires, les survivants trouvaient au lieu natal un repos réparateur. Alors même que l'infériorité morale des familles ne permettait pas que l'union dépassât les limites du voisinage, les individus, après la lutte, jouissaient tout au moins de ce repos dans le foyer et dans l'atelier. Aujourd'hui, cette condition première du bonheur disparaît peu à peu en Europe; et elle devient particulièrement rare parmi les populations désorganisées de l'Occident (VI).

Cet état de souffrance date déjà d'un demi-siècle. Il continue à s'aggraver dans les régions manufacturières; et les discordes intestines y sont devenues le trait caractéristique de la vie privée. Les sociétés, qui impriment ce mouvement à l'Europe, marchent rapidement vers la ruine, dont le danger est signalé ci-dessus, d'après le livre saint. Heureusement elles n'y touchent point encore; et elles ont devant elles quelques années de répit. Elles réussissent à conjurer les désordres, avant-coureurs de

4. Cette expression, comme beaucoup d'autres, est employée dans cet ouvrage avec un sens spécial. Pour connaître la définition des expressions qui feraient naître un doute dans son esprit, le lecteur pourra recourir au Vocabulaire social annexé au présent volume. Une définition plus détaillée de ce mot se trouve en outre, ci-après, chapitre x11, § 5.

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