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vous mettez, lui dit on, les Souverains bien à leur aife! Si je parlois aux Souverains, reprit l'aveugle, je leur dirois, que fi votre devoir eft d'être généreux, le leur eft d'être juftes. Vous avouez donc qu'il eft jufte de récompenfer les fervices? Oui; mais c'est à celui qui les a reçus d'y penfer: tant pis pour lui s'il les oublie. Et puis, qui de nous eft für, en pefant les fiens, de tenir la balance égale? Par exem ple, dans votre état, pour que tout le monde fe crût placé & fût content, il faudroit que chacun commandât, & que perfonne n'obéit; or cela n'eft guére poffible. Croyez-moi, le Gouvernement peut quelquefois manquer de lumieres & d'équité; mais il eft encore plus jufte & plus éclairé dans fes choix, que fi chacun de vous en étoit cru fur l'opinion qu'il a de' luimême. Et qui êtes-vous, pour nous parler ainfi, lui dit, en hauffant le ton, le jeune Mattre du Château ? Je fuis Bélifaire, répondit le vieillard.

Qu'on s'imagine, au nom de Bélifaire, au nom de ce Héros tant de fois vainqueur dans les trois parties du monde, quels furent l'étonnement & la confufion de ces jeunes gens. L'immobilité, le filence exprimerent d'abord le refpect dont ils étoient frappés; & oubliant que Bélifaire étoit aveugle aucun d'eux n'ofoit lever les yeux fur lui. O grand homme! lui dit enfin Tibere, que la fortune eft injufte & cruelle! quoi! vous, à qui l'Empire a dû pendant trente ans fa gloire & fes profpérités, c'est vous que l'on ofe accufer de révolte & de trahison, vous qu'on a traîné dans les fers, qu'on a privé~ de la lumiere! & c'est vous qui venez nous donner des leçons de dévouement & de zele ! Et

qui voulez-vous donc qui vous en donne, dit Bélifaire? Les efclaves de la faveur ? Ah quelle honte! Ah quel excès d'ingratitude, poursuivit Tibere! L'avenir ne le croira jamais. 11 est vrai, dit Bélifaire, qu'on m'a un peu furpris: je ne croyois pas être fi mal traité. Mais je Comptois mourir en fervant l'Etat; & mort ou aveugle, cela revient au même. Quand je me fuis dévoué à ma Patrie, je n'ai pas excepté mes yeux. Ce qui m'eft plus cher que la lumiere & que la vie, ma renommée, & fur tout ma vertu, n'eft pas au pouvoir de mes perfécuteurs. Ce que j'ai fait peut être effacé de la mémoire de la Cour; il ne le fem point de la mémoire des hommes; & quand il le feroit, je m'en fou. viens, & c'eft affez.

Les Convives, pénétrés d'admiration, prefferent le Héros de se mettre à table. Non, leur dit-il, à mon âge la bonne place eft le coin du feu. On voulut lui faire accepter le meilleur lit du Château; il ne voulut que de la paille. J'ai couché plus mal quelquefois, dit-il: ayez feulement foin de cet enfant qui me conduit, & qui eft plus délicat que moi."

Le lendemain Bélifaire partit, dès que le jour put éclairer fon guide, & avant le réveil de fes hôtes, que la chaffe avoit fatigués. Inftruits de fon départ, ils vouloient le fuivre, & lui offrir un char commode, avec tous les fecours dont il auroit befoin. Cela eft inutile, dit le jeune Tibere; il ne nous eftime pas assez pour daigner accepter nos dons.

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C'étoit fur l'amé de ce jeune homme que l'extrême vertu, dans l'extrême malheur, avoit fait le plus d'impreffion Non, dit-il, à l'un de fes amis, qui approchoit de l'Empereur, non ja

mais ce tableau, jamais les paroles de ce vieil lard ne s'effaceront de mon ame. En m'humiliant il m'a fait fentir combien il me reftoit à faire, fi je voulois jamais être un homme. Ce récit vint à l'oreille de Juftinien, qui voulut parler à Tibere. !

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Tibere, après avoir rendu fidélement ce qui s'étoit paffé, il eft impoffible, ajouta-t-il, Seigneur, qu'une fi grande ame ait trempé dans le complot dont on l'accufe; & j'en répondrois fur ma vie, fi ma vie étoit digne d'être garant de fa vertu. Je veux le voir & l'entendre, dit Juftinien, fans en être connu; & dans l'état où il est réduit cela n'eft que trop facile. Depuis qu'il eft forti de fa prifon, il ne peut pas être bien loin; fuivez fes traces, tâchez de l'attirer dans votre maison de campagne: je m'y rendrai secrétement. Tibere reçut cet ordre avec tranf port, & dès le lendemain il prit la route que Bélifaire avoit fuivie.

CHAPITRE II.

CEPENDANT Bélifaire

diant vers un vieux Château en ruine, où fa famille l'attendoit. Il avoit défendu à fon conducteur de le nommer fur la route; mais l'air de nobleffe répandu fur fon vifage & dans toute fa perfonne, fuffifoit pour intéreffer. Arrivé le foir dans un Village, fon guide s'arrêta à la porte d'une maifon, qui, quoique fimple, avoit quelque apparence.

Le Maître du logis rentroit, avec fa beche à la main. Le port, les traits de ce vieillard fixe

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rent fon attention. Il lui demanda ce qu'il étoit, Je fuis un vieux Soldat, répondit Bélifaire. Un Soldat, dit le Villageois! Et voila yotre récompenfe! C'est le plus grand malheur d'un Souve rain, dit Bélifaire, de ne pouvoir payer tout le fang qu'on verfe pour lui. Cette réponse émut le cœur du Villageois; il offrit l'afyle au vieil lard.

Je vous préfente, dit-il à fa femme, un bra, ve bomme, qui foutient courageufement la plus dure épreuve de la vertu. Mon camarade, ajouta-t-il, n'ayez pas honte de l'état où vous êtes, devant une famille qui connoît le malheur. Repofez-vous: nous allons fouper. En attendant, dites-moi, je vous prie, dans quelles guerres vous avez fervi. J'ai fait la guerre d'ftalie contre les Goths, dit Bélifaire, celle d'Afie contre les Perfes, celle d'Afrique contre les Vandales & les Maures.

L'ex

A ces derniers mots, le Villageois ne put retenir un profond foupir., Ainfi, dit-il, vous avez fait toutes les campagnes de Bélifaire? Nous ne nous fommes point quittés. cellent homme ! Quelle égalité d'ame! Quelle droiture! Quelle élévation! Eft-il vivant? car dans ma folitude, il y a plus de vingt-cinq ans que je n'entends parler de rien. Il eft viAh! que le ciel béniffe & prolonge fes jours. S'il vous entendoit, il feroit bien touché des voeux que vous faites lui! pour comment dit-on qu'il eft à la Cour? tout puif fant? adoré fans doute? Hélas! vous fçavez que l'envie s'attache à la profpérité, Ah! que l'Empereur fe garde bien d'écouter les ennemis de ce grand homme. C'eft le génie tutelaire & vengeur de fon Empire. 11 eft bien vieux!

vant.

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Et

N'importe; il fera dans les Confeils ce qu'il é toit dans les armées; & fa fagefle, fi on l'écou te, fera peut-être encore plus utile que ne l'a` été fa valeur. D'où vous eft. il connu, demanda Bélifaire attendri? Mettons-nous à table, dit le Villageois: ce que vous demandez nous meneroit trop loin.

Bélifaire ne douta point que fon hôte ne fût quelque Officier de fes armées, qui avoit eu à fe louer de lui. Celui-ci, pendant le fouper," lui demanda des détails fur les guerres d'Italie & d'Orient, fans lui parler de celle d'Afrique. Bélifaire, par des réponses fimples, le fatisfit pleinement. Buvons, lui dit fon hôte vers la fin du repas, buvons à la fanté de votre Général; & puiffe le ciel lui faire autant de bien qu'il m'a fait de mal en fa vie. Lui! reprit Bélifaire, il vous a fait du mal! Il a fait fon devoir, & je n'ai pas à m'en plaindre. Mais, mon ami vous allez voir que j'ai dû apprendre à compatir au fort des malheureux. Puifque vous avez fait Jes campagnes d'Afrique, vous avez vu le Roi des Vandales, l'infortuné Gelimer. mené par Bélifaire en triomphe à Conftantinople, avec fa femme & fes enfans; c'eft ce Gelimer qui vous donne l'afyle, & avec qui vous avez foupé. Vous Gelimer, s'écria Bélifaire! l'Empereur ne vous a pas fait un état plus digne de vous! Il J'avoit promis. il a tenu parole; il m'a offert des dignités (a); mais je n'en ai pas voulu. Quand on a été Roi, & qu'on ceffe de l'être, il n'y a de dédommagement que le repos & l'ob fcurité. Vous Gelimer! Qui, c'eft moimême qu'on affiégea, s'il vous en fouvient, fur

"(a) Celle de Patrice

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