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au mépris s'il les néglige, & à la haine s'il les trahit, gêné, contrarié fans ceffe dans le bien comme dans le mal, ayant d'un côté les foucis dévorans & les veilles cruelles, de l'autre l'ennui de lui-même & le dégoût de tous les biens: voila qu'elle eft fa condition. L'on a bien fait ce qu'on a pu pour égaler fes plaifirs à fes peines; mais fes peines font infinies, & fes plaifirs font bornés au cercle étroit de fes befoins. Toute l'induftrie du luxe ne peut lui donner de nouveaux fens; & tandis que les jouiffances le folli citent de tous côtés, la nature les interdit, & fa foibleffe s'y refufe. Ainfi, tout le fuperflu qui l'environne eft perdu pour lui: un Palais vafte n'eft qu'un vuide immenfe où il n'occupe jamais qu'un point; fous des rideaux de pourpre & des lambris dorés, il cherche en vain le doux fommeil du laboureur fous le chaume; & à fa table le Monarque s'ennuie, dès que l'homme eft raffafié.

Je fens, dit Tibere, que l'homme eft trop foible pour jouir de tout, quand il a tout en abondance; mais n'eft- ce rien que d'avoir à choisir ?

Ab, jeune homme, jeune homme, s'écria Bélifaire! vous ne connoiffez pas la maladie de la fatiété. C'eft la plus funefte langueur où jamais puiffe tomber une ame. Et fçavez-vous quelle en eft la caufe? La facilité à jouir de tout, qui fait qu'on n'eft ému de rien. Ou le defir n'a pas le temps de naître, ou en naiffant il est étouffé par l'affluence des biens qui l'excedent. L'art s'épuise en rafinemens pour ranimer des goûts éteints; mais la fenfibilité de l'ame eft émouffée; & n'ayant plus l'aiguillon du befoin, elle ne connoît ni l'attrait ni le prix de

la jouiffance. Malheur à l'homme qui a tout à fouhait l'habitude, qui rend fi cruel le fentiment de la privation, réduit à l'infipidité la douceur des biens qu'on poffede.

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Vous m'avouerez cependant, reprit Tibere, qu'il eft pour un Prince des jouiffances délicates & fenfibles, que le dégoût ne fuit jamais. Par exemple? demanda le vieillard. Mais, par exemple la gloire, dit le jeune homme. Et laquelle ? - Mais, tout espece de gloire, celles des armes en premier lieu. Fort bien. Vous croyez donc que la victoire eft un plaifir bien doux? Ah! quand on a laiffé fur la pouffiere des milliers d'hommes égorgés, peut-on fe li. vrer à la joie? Je pardonne à ceux qui ont couru les dangers d'une bataille, de fe réjouir d'en être échappés; mais pour un Prince né fenfible, un jour qui a fait couler des flots de fang, & qui fera verfer des ruiffeaux de larmes, ne fera jamais un beau jour. Je me fuis promené quelquefois à travers un champ de bataille: j'aurois voulu voir à ma place un Néron; il auroit pleuré. Je fais qu'il eft des Princes qui fe donnent le plaifir de la guerre, comme ils fe donneroient le plaifir de la chaffe, & qui expofent leurs peuples comme ils lanceroient leurs chiens; mais la manie de conquérir eft une espece d'avarice qui, les tourmente, & qui ne s'affouvit jamais. La Province qu'on vient d'envahir est voifine d'une Province qu'on n'a pas encore envahie (a); de proche en proche l'ambition s'irrite; tôt ou tard furvient un revers qui afflige plus que tous les fuccès n'ont flatté; & en fuppofant même que (a) O fi angulus ille

Parvulus accedat, qui nune denormat_agellum!
Hor, Ser, L. 1.

tout réuffiffe, on va, comme Alexandre, jufques au bout du monde, & comme lui on re. vient ennuyé de l'univers & de foi-même, ne fachant que faire de ces pays immenfes, dont un arpent fuffit pour nourrir le vainqueur, & une toife pour l'enterrer. J'ai vu dans ma jeuneffe le tombeau de Cyrus; il étoit écrit fur la pierre: Je fuis Cyrus, celui qui conquit l'Empire des PerJes. Homme, qui que tu fois, d'où que tu viennes, je te fupplie de ne pas m'envier ce peu de terre qui couvre ma pauvre cendre. (a) Hélas! dis-je en détournant les yeux, c'eft bien la peine d'être conquérant.

Est-ce Bélifaire que j'entends, dit le jeune homme avec surprise! Bélifaire fçait mieux qu'un autre, dit le Héros, que l'amour de la guerre eft le monftre le plus féroce que notre orgueil ait engendré. Il eft, reprit Tibere, une gloire plus douce, dont un Monarque peut jouir, celle qui naît de fes bienfaits, & qui lui revient en échange de la félicité publique. Ah! dit Bélifaire, fi en montant fur le trône on étoit fûr de faire des heureux, ce feroit fans doute un beau privilege, que de tenir dans fes mains la destinée d'un Empire, & je ne m'étonnerois pas qu'une ame généreufe immolât fon repos à cette noble ambition! Mais demandez à l'augutte vieillard qui vous gouverne, s'il eft aifé de la remplir. I eft poffible, dit l'Empereur, de perfuader aux peuples qu'on a fait de fon mieux pour adoucir leur fort, pour foulager leurs pel & pour mériter leur amour.

.nes,

Quelques bons Princes, dit Bélifaire, ont ob. tenu ce témoignage pendant leur vie; & il a fait

() Voyez Plut. Vie d'Alex.

leur récompenfe & leur plus douce confolation. Mais à moins de quelque événement fingulier qui faffe éclater l'amour des peuples, & rende folemnel cet hommage des cours, quel Prince ofera fe flatter qu'il eft fincere & unaniine ? Ses courtisans lui en répondent ; mais qui lui répond de fes courtifans? Tandis que fon palais retentit de chants d'allégreffe, qui l'affure qu'au fond de fes Provinces, le veftibule d'un Proconful & la cabane d'un laboureur ne retentiffent pas de gémiffemens? Ses fêtes publiques font des fcènes jouées, fes éloges font commandés; il voit avant lui les plus vils des humains honorés de l'apothéofe ; & tandis qu'un tyran, plongé dans la molleffe, s'enivre de l'encens de fes adula. teurs, l'homme vertueux qui, fur le trône, a paffé fa vie à faire au monde le peu de bien qui dépendoit de lui, meurt à la peine, fans avoir jamais fçu s'il avoit un ami fincere. J'ai le cœur navré quand je penfe que Juftinien va defcendre au tombeau, perfuadé que je l'ai trahiy & que je ne l'ai point aimé.

Non, s'écria l'Empereur avec transport (& s'interrompant tout-à-coup non, dit-il, avec moins de chaleur, un Souverain n'est pas affez malheureux pour ne jainais fçavoir fi on l'aime.

Hé-bien, dit Bélifaire, il le fait; & ce bonheur qui feroit fi doux, eft encore mêlé d'amertume. Car, plus un Prince est aimé de fes peuples, plus leur bonheur lui devient cher ; & alors le bien qu'il leur fait & les maux dont il les foulage, lui femblent fi peu de chose dans la maffe commune des biens & des maux, qu'arrivé au terme d'une longue vie, il se demande encore, quai-je fait? Obligé de lutter fans ceffe contre le torrent des adverfités, voyez quelle

douleur ce doit être pour lui, de ne pouvoir jamais le vaincre, & de fe fentir entraîné par le cours des événemens. Qui méritoit mieux que Marc-Aurele de voir le monde heureux fous fes loix (4)? Toutes les calamités, tous les fléaux fe réunirent fous fon regne (b). On eût dit que la nature entiere s'étoit foulevée, pour rendre inutiles tous les efforts de fa fageffe & de fa bonté; & celui des Monarques qui le premier fit élever un temple à la Bienfaisance, est peutêtre celui de tous qui a vu le plus de malheureux. Mais fans aller chercher d'exemple loin de nous, quel regne plus laborieux & plus profpere en apparence que celui de Juftinien? Trente ans de guerres & de victoires dans les trois parties du monde; toutes les pertes que l'Empire avoit faites depuis un fiecle, réparées par des fuccès: les peuples du Nord & du Couchant repouffés au delà du Danube & des Alpes; le cal me rendu aux Provinces d'Afie; des Rois vaincus & menés en triomphe; les ravages de la pefte, des incurfions, des tremblemens de terre comme effacés de l'univers par une main bien. faifante; des fortereffes & des temples fans nombre, les, uns élevés de nouveau, les autres rétablis avec plus de fplendeur: quoi de plus impofant & de plus magnifique! & voir après cela dans fa vieilleffe, fon Empire accablé pencher vers fa ruine fans que fes mains victorieufes aient jamais pu le raffermir: voila le terme de

(a) Ifte virtutum omnium, cœleftifque ingenii extitit, arumnifque publicis quafi defenfor objectus eft. Aurel. Via.

(b) Ut prope nihil, quo fummis àngoribus atteri mortales folent, dici, feu cogitari queat, quod non, illa imperante, favierit. Idem.

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